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  • Photo du rédacteurUne source au désert

Existe-t-il une anthropologie de la souffrance?

On ne guérit et on ne devient soi qu’en acceptant que l’ego et le psychisme se laissent informer et transformer par la vie.


Parce que la personne peut trouver, sur son chemin, des indices de vie ou de mort, elle est susceptible de s’orienter en fonction non pas de ce qu’elle s’imagine qui lui donne le goût de vivre, mais en relation avec ce qu’elle découvre qui la fait vivre par-delà ce qu’elle pensait d’elle-même. Ici les traces de vie liées à l’accomplissement du désir de l’affectivité profonde — c’est-à-dire l’affection non représentée, mais expérimentée — et les traces de mort conséquentes à l’abandon de la trajectoire du désir fournissent les indices capables d’alimenter la contestation radicale spécifique du mécanisme de la croyance. La décision fondamentale de se fier davantage à ce qui est, plutôt qu’à l’évidence immédiate offre une butée à la prise dans l’imaginaire.


Entre le psychisme et l’affectivité profonde.


Ainsi, d’un côté de la personne, il y a une affectivité vivante et vivifiée de se trouver en relation avec ce qui est bon pour elle et, de l’autre, le psychisme caractérisé pas sa qualité d’univers représentatif. Si la vie se situe du côté d’un inconscient essentiel, la capacité de se comprendre et de fonctionner en humain est rendue possible par l’organisation cérébrale des représentations que nous appelons psychisme. Sans les prouesses de son univers représentatif, jamais l’humain ne pourrait prendre conscience de ce qu’il est en se représentant lui-même dans sa relation aux autres, au monde et à la Vie. Répondant aux principes du plaisir et de la réalité, le psychisme représente les choses comme il le peut.


Ainsi l’amour revêt d’abord les traits de l’immédiateté du plaisir avant de se découvrir comme ce qui fait vivre et la réalité apparaît comme résistance immédiatement opposée au désir avant que la personne ne puisse se rendre compte de ce qu’elle s’offre pour préserver l’humain de l’enfermement dans les dédales de ses fantasmes. Ce n’est pas la réalité qui résiste à l’humain, mais l’inverse. Entre le psychisme et l’affectivité profonde, l’expérience de la vie dans un corps singulier se déroule dans le temps de l’histoire. C’est dans et par l’expérience de son corps historique que la personne s’interroge sur son identité véritable dans l’amour et dans la vie. (...)

«Ainsi l’amour revêt d’abord les traits de l’immédiateté du plaisir avant de se découvrir comme ce qui fait vivre ».

La possibilité de naître à «soi-autre» dans son projet «d’être-au-monde»


L’anthropologie fondamentale ouverte introduit le lecteur ou la lectrice dans une logique de la vie, dans un siècle où l’insistance est spontanément mise sur l’immédiateté. La vie humaine nous apparaît insensée tant et aussi longtemps qu’elle n’offre pas, à chaque personne, la possibilité de naître à «soi-autre» dans son projet «d’être-au-monde» médiatisé par les traces de vie et de mort qui en balisent le chemin. Dans cette perspective, la souffrance est vue comme l’ « expression négative du désir ».(1) La souffrance témoigne de ce qui fait obstacle à l’accomplissement du projet «d’être-au-monde» de la personne qui en fait l’expérience. Elle n’a, en soi, rien de pathologique, mais elle balise la désertion de la route qui mène à l’accomplissement de ce qui est désiré au plus profond de la personne. La souffrance devient pathologique au moment où la personne refuse d’entendre que celle-ci la convoque à se décider en faveur de sa vie plutôt qu’en faveur de l’immédiateté projective. Dans la domination de l’immédiateté, l’intégralité de la structure psychique est protégée au détriment du dynamisme vital de la personne. Le refus de laisser la souffrance altérer l’ego enferme dans une provocation sans fin où l’immédiateté réaffirme sa supposée préséance sur la médiation. Ce refus a pour conséquence l’avortement de la personne comme projet singulier «d’être-au-monde».


Écouter ce que la souffrance a à dire d’un amour qui fait vivre


Il n’est pas étonnant alors de la voir s’engouffrer dans une spirale inflationniste où la souffrance devient d’autant plus insupportable qu’elle ne mobilise plus rien ni ne convoque plus personne. Si la souffrance n’a rien à dire à personne, il ne reste plus qu’à la faire taire et à tenter de la supprimer. Au contraire, si elle s’adresse à quelqu’un, le moins que l’on puisse faire c’est de lui prêter une oreille attentive en vue de répondre de la vie affrontée à la limite et à la mort. En fin de compte, la maladie grave tout comme la souffrance ne nous affrontent-elles pas à la limite et à la mort ? Face à la certitude de la mort, l’anthropologie de Denis Vasse pointe dans la direction de la seule ouverture possible. Face à la mort, l’humain peut choisir de mourir avant son temps en se refusant à «lui-autre» où il peut se risquer dans la vie sur la base de ce qu’il découvre d’un amour qui le fait vivre. (...)


Les champs du psychique et du religieux sont interreliés


Bien que distincts, les champs du psychique et du religieux sont interreliés. De plus, l’objet du discours seul ne suffit pas à établir la nature psychologique ou religieuse d’un problème. L’effet et le contexte d’un objet de discours et d’un énoncé participent du discernement nécessaire entre une pathologie psychique et un mal de vivre provenant d’une déviation de la croyance. Un exemple frappant de cette problématique nous a été donné par une personne qui consultait pour un problème dit religieux. L’anamnèse de l’histoire de vie permettait d’établir que les expériences religieuses étaient en fait partie prenante d’un délire schizophrénique en réaction à un environnement familial plutôt hostile. En même temps, la pathologie psychique s’accompagnait d’un détournement de la croyance au profit de l’immédiateté des hallucinations. En clair, la personne ne voulait aucunement remettre en question ses « messages », mais elle mettait toute son énergie à tenter de convaincre quelqu’un d’incarner son délire dans la réalité.

La guérison devient possible lorsqu'on désespère de ses représentations, une ouverture est consentie au sein du psychisme.


La capacité d’évaluer le plus précisément possible un cas clinique difficile est cruciale si l’on ne veut pas s’engager dans une thérapie sans qu’il soit possible de croire en la guérison ou, à tout le moins, en une amélioration possible de l’état. Tout comme les sujets de l’étude de Russel l’ont suggéré dans le cas de la dépendance à l’alcool et aux drogues, il est des pathologies qui ne peuvent guérir sans « un désir désespéré et une détermination à aller jusqu’où il faudra pour en sortir » (p. 128) (2). Paradoxalement, la guérison devient possible lorsqu’on désespère de ses représentations dans une pointe de souffrance vive, car c’est alors qu’une ouverture est consentie au sein du psychisme. La personne peut ainsi se laisser déplacer par ce qui l’appelle en avant malgré, et au-delà, de son besoin de se protéger.

« Il est des pathologies qui ne peuvent guérir sans « un désir désespéré et une détermination à aller jusqu’où il faudra pour en sortir ».

La guérison de la souffrance et de la maladie n’est peut-être pas, en fin de compte, le retour à la case où la personne ne sentirait plus rien et où la maladie serait éliminée. Si des toxicomanes peuvent affirmer que leur guérison dépend de leur spiritualité, et plus particulièrement de leur relation avec une puissance supérieure, cela ne peut se faire sans une diminution de la prédominance de l’ego.(2) On ne guérit et on ne devient soi qu’en acceptant que l’ego et le psychisme se laissent informer et transformer par la vie.




Extraits des pages 11 à 16 dans le texte Anthropologie de la souffrance. Du non-sens à la signifiance. Claude Mailloux, 2002


(1) Denis Vasse, 2001, La Vie et les vivants. Conversations avec Françoise Muckenstrum, Paris, Seuil.

(2) Russel, Wayne,1987, Critical Elements in the Successful Recovery from Chemical Dependency; A Naturalistic Study, Thèse de doctorat den éducation, Northern Illinois University.


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